L’art de la conversation à Porto Rico

Article paru dans la revue Signes, Discours et Sociétés

Introduction

Porto Rico est, depuis 1898, un territoire américain, résultat de la victoire des États-Unis sur l’Espagne. Au moment de la capitulation, l’île comptait 400 ans d’histoire coloniale espagnole et, malgré la tutelle américaine, a su conserver et promouvoir son patrimoine culturel et linguistique. Des différences importantes subsistent aujourd’hui encore entre Porto Rico et les États-Unis, et cela malgré des ressemblances superficielles comme les grandes surfaces, les fast-food, ou encore l’omniprésence des films hollywoodiens. Parmi les spécificités portoricaines, on pense en premier lieu à la langue espagnole, langue maternelle de 97 pour 100 des habitants, dont à peine la moitié se disent bilingues. Il existe aussi à Porto Rico quelques communautés étrangères, dominicaine au premier rang, mais aussi américaine et européenne. Dans cet article, nous verrons que le simple apprentissage de la langue de l’autre ne suffit pas à garantir une communication efficace, et ceci en raison de différences importantes au niveau de la pragmatique, notamment dans la conception de la politesse et de l’importance, chez les Portoricains, de sauver la face et d’éviter à tout prix les situations conflictuelles.

Dans un premier temps, nous résumerons les travaux de Grice (1975) sur les maximes de la conversation, ainsi que l’ouvrage de Morris (1981) sur la communication interculturelle à Porto Rico. Ensuite, à la lumière de deux anecdotes vécues par l’auteur du présent article, nous verrons comment l’art de la conversation à Porto Rico se rapproche d’une certaine manière de la communication indirecte qu’on retrouve notamment dans certains pays d’Asie, et comment ces différences sont parfois à la source de malentendus entre Portoricains et étrangers dans l’île. Nous terminerons par une réflexion sur les conséquences de cet art de la conversation sur la structure et le fonctionnement de la société portoricaine.

I.Les maximes de la conversation (Grice 1975)

Dans son ouvrage désormais classique publié en 1975, Logic and Conversation, Grice affirme que les locuteurs qui participent à une conversation respectent le Principe de coopération. Ce principe comprendrait neuf maximes, que les locuteurs sont censés respecter et exploiter pour se faire comprendre. Elles sont donc destinées à expliquer l’interprétation d’un énoncé par les interlocuteurs. Ces maximes se regroupent en quatre catégories.

Maximes de quantité :

Les maximes N1 et N2 expriment des conditions sur la quantité d’information à échanger. Un comportement coopératif est basé sur un échange à la fois suffisant (N1) et minimal (N2).

(N1) Faites que votre intervention soit aussi détaillée que nécessaire (pour les besoins de la conversation)

(N2) Faites que votre intervention ne soit pas trop détaillée.

Maximes de qualité :

Les maximes Q1 et Q2 expriment des conditions sur la qualité de l’information à échanger. Si l’on considère toujours un comportement coopératif, l’échange ne doit pas comporter d’information fausse (Q1), ou que l’on ne peut pas justifier (Q2).
(Q1) Ne dites pas ce que vous savez être faux.

(Q2) Ne dites pas des choses pour lesquelles vous n’avez aucune preuve.

Maxime de relation :

La maxime R1 exprime la pertinence de la contribution par rapport au contexte de la conversation.

(R1) Soyez pertinent.

Maximes de manière (variables selon la communauté linguistique?)

Les maximes de manière décrivent de quelle manière la contribution doit être faite. L’expression doit être claire (M1) et non ambiguë (M2). Pour cela, il faut être bref (M3) et méthodique (M4).

(M1) Exprimez-vous clairement.

(M2) Évitez l’ambigüité.

(M3) Soyez concis (évitez de vous étendre inutilement).

(M4) Soyez ordonné.

Dans la compréhension d’un énoncé, il ne s’agit pas seulement de comprendre les phrases, mais souvent de les interpréter. En effet : « L’attitude qui consiste à attribuer des états mentaux à autrui dépasse donc de beaucoup l’usage du langage. On l’appelle communément la stratégie de l’interprète. [elle] permet de passer du simple décodage, qui ne livre qu’une interprétation partielle des phrases, à leur interprétation complète. » (Reboul et Moeschler 1998 : 21).

Qui plus est, l’interprétation contextuelle des phrases peut varier d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, car quiconque a voyagé à l’étranger peut constater que chaque langue possède ses tabous, ses codes de politesse, ses façons plus ou moins directes de demander, d’exiger, d’ordonner, bref, de confronter ses besoins à ceux d’autrui. Comme le signale Kerbrat-Orecchioni (1992: 8, tome 3), « les règles [de la conversation] ne sont pas universelles: elles varient sensiblement d’une société à l’autre », comme nous le verrons ici dans notre analyse contrastive des sociétés américaine et portoricaine.

Selon Reboul et Moeschler (1998: 38), « toute théorie pragmatique devrait permettre de décrire ce que nous faisons quotidiennement avec le langage et le mensonge est pour le moins un acte regrettablement quotidien. » Nous verrons dans la suite que la définition du mensonge, elle aussi, peut varier d’une culture à l’autre.

II. Une étude ethnographique : Saying and Meaning in Puerto Rico (Morris 1981)

À la fin des années 1970, Marshall Morris, professeur à l’Université de Porto Rico (campus de Río Piedras), a publié une étude détaillée sur l’ethnographie de la communication à Porto Rico. Cette étude a été publiée et traduite en espagnol, et se fonde sur l’hypothèse d’un « décalage systématique entre la forme linguistique et le sens », que l’auteur attribue au comportement communicatif des Portoricains.

Son étude se fonde essentiellement sur des anecdotes d’étrangers vivant à Porto Rico et cherchant à comprendre et à se faire comprendre dans différentes situations. Il constate qu’au-delà des difficultés proprement linguistiques, il existe des problèmes de communication liés à l’interprétation des énoncés, et à la compréhension de l’intention réelle du locuteur portoricain qui est parfois bien mystérieuse pour les étrangers nord-américains ou européens.

L’une des raisons évoquées par Morris qui expliquerait ce décalage entre forme et signification, est une règle tacite de la société portoricaine qui est d’éviter d’accuser ou de confronter les autres, ce qui exige de la patience, une grande maîtrise de soi et la capacité de formuler les critiques ou les souhaits de façon détournée, indirecte. Du coup, toujours selon Morris, étant donné que personne n’ose accuser ou critiquer directement les autres, il existe un certain laxisme dans le respect des engagements et une certaine irresponsabilité, du point de vue nord- américain (p. 88-89), en particulier en matière de civisme (propreté des lieux publics). En effet, quoi que vous fassiez, personne n’osera vous critiquer ouvertement. Qui plus est, si vous osez critiquer quelqu’un, il cherchera à vous imputer la faute, contre toute logique, histoire de sauver la face. Au besoin on utilisera la stratégie Ay bendito (expression qui vient de Ay, bendito sea Dios). En effet, cette expression signifie qu’on s’en remet à Dieu, à la fatalité en quelque sorte, et du coup on se dégage de toute responsabilité face aux événements. En Allemagne ou en Suisse, ce serait une autre histoire.

Morris résume ainsi le problème de l’interprétation des énoncés :

« À Porto Rico, où l’on prend pour acquis que vous avez toujours une intention secrète, qu’il y a toujours un motif caché derrière le plus simple des énoncés, et qu’on doit toujours interpréter plutôt que de comprendre un commentaire au premier degré, on préfère répondre non pas à la question, mais au motif derrière la question. Ainsi, lorsqu’on pose une question directe on obtient en général une réponse indirecte. » (p. 94, ma traduction)

La principale conclusion de l’étude de Morris est qu’il existe à Porto Rico une Convention of Indirectness (p. 109), convention (tacite) d’expression indirecte qui caractérise les interactions verbales. Pour le Portoricain, cette convention va de soi et l’on apprend dès le plus jeune âge à interpréter, plutôt qu’à comprendre, à déceler les intentions cachées du locuteur, et à s’exprimer de façon indirecte pour éviter les situations conflictuelles. Pour l’étranger, cette convention tacite représente un défi considérable et on a l’impression (erronée?) que les réponses sont systématiquement floues. L’étranger qui ne connaît pas les codes implicites de la conversation à Porto Rico, qui ne sait pas lire entre les lignes, peut être plus facilement manipulé car il ne sait pas interpréter les intentions réelles de son interlocuteur.

III. Histoires vécues : un étranger à Porto Rico

Première anecdote

Lorsque j’ai déménagé à Porto Rico en août 2003, j’ai dû attendre deux bons mois avant de recevoir mes meubles. Il faut dire que l’agence de déménagement locale, dont les bureaux sont situés près du port de San Juan, ne m’a jamais averti de l’arrivée de mes affaires, bien que j’aie appelé dès mon arrivée pour leur communiquer mon nouveau numéro de téléphone. C’est en appelant pour m’informer de la situation qu’on m’a appris que les meubles moisissaient dans un hangar, au port, depuis plus de deux semaines.

Une fois mon appartement meublé et nettoyé, j’ai décidé d’inviter quelques amis pour pendre la crémaillère. Ma voisine et collègue de l’Université – nous l’appellerons Maria – m’a répondu la chose suivante lorsque je l’ai invitée avec son mari : « Très volontiers, mais attention Patrick-André, tu es ici à Porto Rico et tu dois inviter deux fois plus de personnes que tu ne souhaites recevoir. Les gens disent oui, mais ne tiennent pas parole, et ne préviennent pas… ».

Maria ne m’a pas menti : Des seize personnes que j’ai invitées, la moitié n’est pas venue. Mais le plus étonnant, c’est que Maria et son mari comptaient parmi les absents. Quelques jours plus tard, à l’université, elle m’a aperçu dans le salon des professeurs et m’a dit, l’air navré : « Alors Patrick-André, comment s’est passée ta soirée? Excuse-moi de n’être pas venue, Marco et moi étions à la plage… »

Ma première réaction, que je n’ai fort heureusement pas exprimée, fut de penser qu’elle se moquait de moi. J’ai d’ailleurs souvent pensé, au cours de ma première année à Porto Rico, que les gens se fichaient de moi. Je le pense encore, parfois, lorsque je perds patience au terme d’une longue journée sous la chaleur accablante des tropiques. Mais Maria est une personne généreuse, aimable, serviable, et incapable de la moindre malice. Du reste, mes conversations avec d’autres étrangers m’ont permis de relativiser les choses, et d’émettre des hypothèses sur les mécanismes de la conversation à Porto Rico.

Deuxième anecdote

À l’automne 2005, mon ami René m’a appelé pour me dire qu’on lui avait donné des billets de faveur pour le récital d’une soprano roumaine au Centro de Bellas Artes de San Juan. Il disposait d’une dizaine de billets et les avait distribués parmi ses proches. Une amie m’accompagna, mais dut s’acheter un billet car il n’y avait plus de billets gratuits. À l’entracte, j’ai demandé à René si, après le concert, lui et ses amis aimeraient aller dîner ou prendre un verre dans un restaurant-bar cubain où nous avions déjà mangé et que nous avions aimé. Il m’a répondu que oui et m’a promis d’en parler aux autres membres du groupe.

À la sortie du concert, nous nous sommes donc retrouvés à l’entrée, et j’ai demandé aux autres s’ils souhaitaient aller à ce restaurant ou ailleurs. René était enthousiaste, et les autres ont souri et hoché la tête en signe d’approbation. Je leur ai donc dit que j’irais directement en voiture avec mon amie, et qu’en arrivant au restaurant je tâcherais de réserver une grande table pour tout le monde. Nous sommes arrivés tous les deux au restaurant, avons réservé la table et attendu l’arrivée de René et de ses amis. Personne n’est venu. Au bout d’une demi-heure, René m’envoya un message-texte sur mon portable : « Ils ne veulent pas aller au restaurant, ils préfèrent sortir en boîte et comme je profite de leur voiture je ne peux rien faire. »

Lorsque quelques jours après je suis tombé par hasard sur un des amis de René, en lui demandant pourquoi il n’avait pas tout simplement suggéré un autre lieu ou une autre activité si le restaurant en question ne lui plaisait pas, il me répondit, l’air gêné : « Je ne sais pas, mon compagnon m’a dit que ça avait l’air d’un truc arrangé d’avance, et puis je n’aime pas tellement la cuisine cubaine. »

IV. Analyse des interactions verbales à Porto Rico

À la lumière des anecdotes vécues par les étrangers vivant à Porto Rico, on peut se poser la question suivante: Est-ce que les maximes Q1, M1 et M2 sont opératoires à Porto Rico? Dans le cas contraire, sont-elles déclassées/remplacées par d’autres maximes, ou tout simplement absentes ?

L’expérience portoricaine semble suggérer que les Maximes de manière (M1 et M2) sont très relatives. On sait par exemple que dans les cultures orientales il est impoli d’opposer un refus catégorique, de dire « non ».  La même règle vaut à Porto Rico, où plutôt que de dire « non » on dira « peut-être », de façon à ne pas choquer ou blesser son interlocuteur. Ainsi, dans les échanges verbaux à Porto Rico, on pourrait penser qu’il est secondaire, voire malvenu, de s’exprimer clairement ou d’éviter l’ambiguité. Ainsi, les Maximes de manière, si elles sont contingentes, si elles dépendent de la communauté linguistique, en un mot si elles sont idiosyncratiques, alors on pourrait à Porto Rico reformuler les Maximes de manière, de la façon suivante :

M1(PR) : Exprimez-vous de façon à éviter toute confrontation directe.

M2(PR) : Exprimez-vous de façon à préserver votre honneur et celui de votre interlocuteur.

L’ « honneur » ici, c’est ce que Kerbrat-Orecchioni (1992: tome 2, p. 168) appelle la « face positive, qui correspond en gros au narcissisme, et à l’ensemble des images valorisantes que les interlocuteurs construisent et tentent d’imposer d’eux-mêmes dans l’interaction ». Dans leurs échanges verbaux, les Portoricains cherchent essentiellement à faire plaisir à leur interlocuteur, à ne pas le froisser, et surtout à éviter à tout prix toute confrontation. En somme, les Portoricains vous diront presque toujours non pas la vérité, mais ce qu’ils pensent que vous avez envie d’entendre (par exemple, qu’ils se réjouissent d’aller chez vous pour une pendaison de crémaillère)… puis feront ce qu’ils ont envie de faire sur le moment, peu importe les engagements. Il peut arriver que les deux coïncident (ce qu’ils promettent de faire et ce qu’ils font), mais c’est purement accidentel.

Comme nous l’avions déjà mentionné, une variante de cette règle existe dans d’autres cultures non-occidentales. Par exemple, Goffman (1967: 17) signale, au sujet des interactions entre Chinois et Occidentaux:

« The Western Traveler used to complain that the Chinese could never be trusted to say what they meant but always said what they felt their Western listener wanted to hear. The Chinese used to complain that the Westerner was brusque, boorish, and unmannered ».

Il poursuit en expliquant que de cette manière, l’interlocuteur (chinois ou, dans le cas qui nous intéresse, portoricain) cherche avant tout à sauver la face:

« He employs circumlocutions and deceptions, phrasing his replies with careful ambiguity so that the others’ face is preserved even if their welfare is not ».

Comme le signale à juste titre Lakoff (1989:102),

« Politeness can be defined as a means of minimizing the risk of confrontation in discourse (…); politeness strategies are designed specifically for the facilitation of interaction ».

Bien entendu, la définition de la politesse varie d’une culture à l’autre, et à la lumière des nombreux exemples fournis par Morris (1981), on peut dire que la politesse à Porto Rico englobe des stratégies, y compris l’expression indirecte, qui dans d’autres sociétés occidentales (France, États-Unis, Canada) seraient sans doute considérées comme trompeuses et néfaste à l’efficacité de la communication.

Dans la même veine, Kerbrat-Orecchioni (1992: 90, tome 3) signale qu’au Japon,

« cela ne se fait pas d’exprimer directement un refus ou un désaccord. Pour éviter d’infliger à son interlocuteur un tel affront, on devra choisir entre différentes stratégies plus conformes au sacro-saint principe de ménagement de la face d’autrui, et allant d’un ‘oui’ insincère à un silence prudent, en passant par diverses manoeuvres d’évasion, ou le recours aux commodes ambiguïtés du non verbal ».

De la même façon à Porto Rico, ce n’est pas au locuteur d’être clair, c’est à l’auditeur de déceler le sens réel des phrases. L’intention cachée derrière un consentement apparent – par exemple un oui « insincère » ou un hochement de la tête, dans notre deuxième anecdote. Comme le signale à juste titre l’un des évaluateurs anonymes de cet article, « le plus souvent une maxime n’est qu’en apparence violée, elle est violée au niveau de ce qui est dit, mais elle est respectée au niveau du dire, en ce sens que l’information et l’intention de communication sont récupérées par un calcul à partir du contenu de l’énoncé et de éléments fournis par le contexte. »

S’exprimer directement, clairement, refuser une invitation, critiquer ouvertement, tout cela relève d’un manque d’éducation, voire de la grossièreté : « Respectful talk, judging by the evidence, is certainly not direct talk » (Morris : 118). Il est tellement important de sauver les apparences, que toute critique directe est perçue comme un tentative d’humilier son interlocuteur. Les personnes trop directes sont d’ailleurs traitées de tous les noms : presentado, averiguado, atrevido (celle-là on me l’a dite), abusador, entremedito et directo (p. 121). Ces personnes violent une maxime de la conversation à Porto Rico, celle de s’exprimer de façon indirecte afin de ne pas brusquer son interlocuteur. Les Portoricains ayant vécu aux Etats-Unis se retrouvent dans la situation peu enviable de devoir choisir entre deux modes complètement opposés de s’exprimer.

Pour résumer, on pourrait qualifier Porto Rico de société à éthos consensuel (pour reprendre l’expression de Kerbrat Orecchioni (1992 tome 3, p. 85), même si elle affirme par ailleurs que les pays germaniques et méditerranéens sont des sociétés à éthos plutôt confrontationnel. Manifestement, Porto Rico n’est pas une société méditerranéenne, et l’héritage culturel espagnol, africain et amérindien y est sans doute pour quelque chose.

V. Quelques pistes de réflexion sur les conséquences de la « communication indirecte » sur la société portoricaine

Au début des années 1980, un mouvement de grève étudiante d’une durée et d’une ampleur sans précédents a entraîné l’intervention de la police sur le principal campus de l’Université de Porto Rico à Río Piedras, en banlieue de San Juan. À la suite de provocations de manifestants et de bavures policières, un mort et plusieurs blessés parmi les étudiants…

À l’issue de la grève, la direction de l’Université et les principales associations étudiantes se sont réunis pour formuler une politique visant à prévenir ce type de tragédie à l’avenir. La nouvelle politique, dite de « non-confrontation » (Política de no confrontación), en vigueur jusqu’à ce jour, prévoit qu’en aucun cas on ne permettra à la police municipale ni à la gendarmerie l’accès au campus. Par ailleurs, chaque fois que les étudiants tiendront une assemblée ou décrèteront une grève, le recteur ou la rectrice ordonnera une suspension des cours, conformément aux souhaits des étudiants.

Cette politique a certes le mérite d’être conciliante envers les étudiants et de leur permettre de s’exprimer, mais elle a aussi ses limites. Au printemps 2005, une grève de plus d’un mois a vu non seulement la fermeture de l’université et l’interdiction d’accès aux chercheurs (certains, notamment en sciences biologiques, on perdu des mois voire des années de recherche), mais le saccage des locaux par des étudiants et agitateurs. La passivité, l’absence des gardiens de sécurité était déconcertante devant l’ampleur des dégâts. Cette même politique de non-confrontation a entraîné à l’automne 2006 la fermeture pendant plusieurs mois du théâtre de l’université qui venait de rouvrir après 10 ans, en raison du mécontentement (et de la violence) des étudiants au sujet du mode de gestion du théâtre.

Aux yeux d’un étranger, la politique de non-confrontation, malgré ses mérites, ressemble parfois à une capitulation, à une peur de la confrontation directe entre les étudiants, l’administration et les forces de l’ordre. Cette crainte du conflit est présente dans toute la société portoricaine, jusque dans les règles de la conversation, comme nous l’avons vu plus haut. Pourtant, paradoxalement, Porto Rico est une société très violente où le nombre d’homicides s’élève à plus de 800 victimes par année pour une population de moins de quatre millions d’habitants. Comment expliquer ce paradoxe?

Le ministère de la Justice et la gendarmerie évoquent souvent les problèmes de drogue et la rivalité entre bandes de narcotraficants. On évoque aussi l’injustice sociale, la corruption et la frustration des jeunes qui se tournent vers la violence, les vols de voiture, les agressions pour se défouler. Mais on passe sous silence un autre facteur, linguistique et culturel, peut-être par souci de rectitude idéologique, qui pourtant est apparent aux étrangers qui visitent l’île, à savoir le souci constant de sauver la face, d’éviter à tout prix la confrontation directe, quitte à donner des réponses évasives. Or, en évitant la confrontation (que l’on appellerait sous d’autres latitudes une franche discussion), on ne résoud pas les problèmes, on repousse l’échéance, et lorsque la frustration atteint un certain seuil, lorsque la confrontation devient inévitable, elle est d’autant plus violente qu’elle correspond à une accumulation de petites capitulations, de petites vexations, qui finissent par peser lourd.

Conclusion

Dans ce court article j’ai essayé de brosser un tableau d’une réalité culturelle, linguistique et pragmatique, de la société portoricaine, à savoir une façon bien particulière de s’exprimer et d’interpréter les intentions de ses interlocuteurs. Pour le Portoricain, le caractère volontairement flou et indirect des conversations n’a rien de surprenant ni de secret, car on apprend dès le plus jeune âge non pas à décoder les phrases, mais à déceler les intentions des locuteurs et à réagir non pas aux questions, mais à la motivation apparente de l’autre. La société fonctionne tant bien que mal dans un contexte où l’on est souvent confronté au style beaucoup plus direct de la société américaine (Porto Rico est un territoire américain jouissant depuis 1952 d’une certaine autonomie interne, sous le régime d’État libre associé). Ce style direct est perçu comme grossier, agressif, et en donnant des réponses floues, les Portoricains ne cherchent pas à induire en erreur l’interlocuteur, mais plutôt à éviter les conflits, réels ou imaginaires.

Pour l’étranger, cette maxime de la conversation peut s’avérer parfois frustrante car on est habitué, sous d’autres latitudes, à exiger des réponses claires et précises, à se présenter à l’heure aux rendez-vous, à accepter ses torts sans évoquer un Dieu tout-puissant et miséricordieux (pour reprendre la formule bien portoricaine qui sert d’excuse dans toutes les situations, Ay Bendito). Cela fait partie de l’adaptation culturelle, adaptation nécessaire car la personne qui transgresse les règles de la conversation, à Porto Rico ou ailleurs, risque l’exclusion ou l’incompréhension permanente.

Liste des références bibliographiques

AUSTIN, J. L. (1962): How to Do Things with Words, London, Oxford University Press.
GOFFMAN, Erving. (1967) : Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, Garden City (New York), Anchor Books.

GRICE, H. P. (1975): “Logic and conversation”, Syntax and Semantics 3, New York, Academic Press,  pp. 41-58.

GRICE, H. P. (1979) : « Logique et conversation », Communications no 30, 57-72.

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, (1990): Les Interactions verbales (tomes I, II et III), Paris, Armand Colin.

LAKOFF, G., “The limits of politeness: therapeutic and courtroom discourse”, Multilingua 8:2-3, 101-129.

MORRIS, Marshall (1981) : Saying and Meaning in Puerto Rico, New York, Pergamon Press.

REBOUL, Anne et Jacques MOESCHLER, (1998) : La pragmatique aujourd’hui : une nouvelle science de la communication, Paris, Seuil.

SEARLE, J.R. (1972) : Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann.

Pour citer cet article :
Mather Patrick-André. L’art de la conversation à Porto Rico : une approche pragmatique. Signes, Discours et Sociétés [en ligne], 4. Visions du monde et spécificité des discours, 31 décembre 2009. Disponible sur Internet : http://revue-signes.info/document.php?id=1385. ISSN 1308-8378.

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